Tour à tour illustrateur, créateur et directeur artistique, Denis Desro fera sa marque comme rédacteur en chef mode des magazines ELLE Québec et ELLE Canada, de 1993 à 2015.
Reconnu sur l’échiquier mode international, il jouera pendant plus de deux décennies un rôle majeur dans la médiatisation et la valorisation de la mode de Montréal et d’ailleurs auprès du grand public.
Denis Desrosiers montre dès son jeune âge des aptitudes marquées pour la couture et la création. Établi à Montréal, il obtient en 1974 un certificat en dessin de mode de l’école Alyne Larin. À cette formation succéderont un diplôme d’études collégiales en arts plastiques du Cégep du Vieux Montréal (1977) et un baccalauréat en design graphique de l’UQAM (1982). S’enchaînent en parallèle de nombreux mandats de dessin de mode, d’illustration, de graphisme et de stylisme à la pige, notamment pour le magazine Nous, les Grands Ballets Canadiens et Québec 84.
Au tournant des années 1980, période de grande effervescence, Desro collabore régulièrement avec l’étalagiste et directeur artistique vedette Dick Walsh. Il dessine ainsi certains des tableaux de ses extravagants défilés, réalise les coiffures de la Serata Fellini, soirée donnée en 1980 à la célèbre boîte de nuit montréalaise Régine’s en ouverture du Festival des Films du Monde ou crée des costumes pour un défilé-spectacle célébrant le Nouvel An 1982, sous le thème du cabaret berlinois. En plus d’effectuer un stage aux ateliers Givenchy de Paris, il travaille en publicité de mode à Milan, pour des clients tels Versace ou Ferré, et voit entre autres ses réalisations paraître dans les magazines Donna et Linea. Il enseigne le dessin de mode au Collège LaSalle (1982-1983) et, entre 1983 et 1989, publie des illustrations dans The Gazette.
En tant que créateur, il signe dès 1973 sa première minicollection sous le nom de Desro, un dérivé de son patronyme qu’il conservera tout au long de sa carrière. Ces œuvres précoces témoignent de son goût à l’européenne, de son inventivité et d’un perfectionnisme incarné dans la recherche de matières nobles et une confection impeccable. Pour sa muse et future collaboratrice Denise Habel, il confectionne à profusion des tenues originales, empreintes de féminité, qu’elle arbore pendant leurs nuits au très branché Limelight. Au milieu des années 1970, quelques-unes de ses créations, des tailleurs et des robes aux épaules surdimensionnées, se fraient un chemin jusqu’à Los Angeles.
En septembre 1986, il lance sa première collection officielle, d’abord vendue à la boutique d’importation montréalaise Ingrid’s, mais aussi à New York. Il mise alors sur le jersey de laine, dans des teintes sobres, pour imaginer des vêtements près du corps « qui ne doivent pas étouffer la personnalité de celle qui les porte ». En octobre, l’édition américaine du ELLE le classe parmi les nouveaux designers à surveiller. L’année suivante, à Québec, il ouvre avec ses créations inspirées du thème de la royauté le défilé-événement Show Mode Internationale de Rendez-Vous 87.
Fait marquant, Desro remporte à Monte-Carlo le prestigieux prix Fil d’argent au Festival international du lin de 1989, à l’occasion duquel il collabore à la création des tissus de sa collection.
Anne Richer, journaliste mode au quotidien La Presse, écrira au sujet de celui qui crée pour une femme « qui ne fait pas de compromis, passionnée et différente » : « Les coupes de ses vêtements sont autant de rivages intéressants à découvrir, une recherche constante d’aventures nouvelles, mais avec la rigueur de celui qui connaît son métier, avec le perfectionnisme de celui qui est allé faire ses classes en Europe. »
Desro prend en 1993 la direction des pages mode du magazine ELLE Québec (fondé en 1989) – auxquelles s’ajouteront celles du ELLE Canada, à son lancement en 2001 – et adopte la rigoureuse méthode de travail qui fera son succès, sa réputation et sa longévité.
Saison après saison, il assiste avec une éternelle ferveur aux défilés de Paris, de Milan, de New York, de Toronto et de Montréal, soit environ 80 présentations et plus de 7 000 créations à disséquer pour en dégager les lignes de force et repérer les pièces incontournables. Les quotidiens des quatre coins du Canada font d’ailleurs appel à sa rare expertise pour commenter les tendances saisonnières et les archétypes féminins véhiculés sur les passerelles.
« Dans les défilés, je cherche surtout une émotion, » confiera-t-il en entrevue. Il dit pourtant prioriser les vêtements pour établir les thèmes des reportages. « Mon travail consiste à interpréter les tendances que nous voyons dans les défilés pour que nos lectrices puissent les intégrer à leur garde-robe de tous les jours », commente-t-il. Ce qui ne l’empêche pas de concevoir des images léchées et percutantes aux allures de tableaux, porteuses d’histoires et chargées d’ambiance, mais toujours réalisées dans le respect des mannequins. Ces reportages photo, qu’il veut de calibre international, il les situe souvent dans des lieux inattendus comme une roulotte vintage, un « camp » de chasse, un carrousel ou un hôtel désaffecté. Les années 1940 et 1950, les grands noms de la couture tels Dior, Balenciaga, Yves Saint Laurent, les stars à la Grace Kelly ou Brigitte Bardot, les divas, l’ultraféminité alimentent en filigrane son imaginaire, aux côtés de son sens de l’épurement et d’un penchant pour l’école des créateurs belges de même que pour les designers japonais.
Au fil des ans, son esthétique distinctive sera plusieurs fois exposée dans les ELLE du monde entier et saluée par de multiples prix, décernés entre autres par Magazines du Québec, l’Association québécoise des magazines, la Fondation nationale des prix du magazine canadien et Infopresse.
Flairant les faits de société émergents, sensible aux visages et aux silhouettes précurseurs de l’évolution des représentations du corps féminin, Desro est par ailleurs à l’origine de maintes premières et de visuels déterminants. Parmi eux : la une consacrée au mannequin vedette canadien Daria Werbowy, encore à ses débuts (2001); celle dédiée à Justine LeGault, premier mannequin taille plus née au Québec à faire la page couverture d’un magazine de mode québécois (2013); le reportage « Perles rondes » mettant déjà en scène des beautés aux courbes épanouies (1997) et la séance « Noir Fatal » avec Ashley Graham (2014), remarquée des deux côtés de l’Atlantique; une ode glamour à la maternité (1997) et une autre à la grossesse (2003), et aussi des couples authentiques (2006) ou des femmes de 14 à 64 ans posant avec une saine assurance (2013). Sans oublier la une du 25e anniversaire d’ELLE Québec (2014) mettant à l’honneur la grâce dénudée de cinq mannequins québécois.
Toujours soucieux d’ouvrir pour ses lectrices une vaste fenêtre sur la mode internationale, Desro offre néanmoins une vitrine aux créateurs québécois et canadiens, ceux qui, conformément à ses hauts standards, se distinguent par leur originalité et leur excellence.
Denis Gagnon incarne ainsi pour lui le digne successeur de Georges Lévesque. Année après année, Desro saluera par ailleurs les Yso, Renata Morales, Mélissa Nepton, Marie Saint Pierre et Philippe Dubuc, et déplorera le manque de ressources techniques et financières mises à la disposition des créateurs.
Pisteur de talents et mentor, Desro propulsera la carrière de plus d’un collaborateur.
Son fidèle bras droit, le styliste Anthony Mitropoulos; les photographes Raphael Mazzucco, Leda & St.Jacques, Dimitri Mavrikis, Jean-Claude Lussier, Richard Bernardin, Patrice Massé, Owen Bruce, Chris Nicholls, Nelson Simoneau; le coiffeur-maquilleur Paco Puertas; les stylistes Véronique Delisle, Chloé Legault, Isabelle Long, Sara Bruneau, pour ne citer que ceux-là, verront ainsi le fruit de leur travail figurer régulièrement dans les pages qu’il dirige.
Pour le 25e anniversaire d’ELLE Québec, Desro renoue avec son passé de créateur et collabore avec RW&Co. à la conception d’une édition limitée de huit robes de fête abordables inspirées des années 1960 et 1970, pour toutes les silhouettes. La capsule a un tel succès que l’idée est reprise le printemps suivant.
Desro répond présent lorsqu’on l’invite à participer à des tribunes pour faire découvrir aux jeunes les dessous de son métier, comme à cette conférence de janvier 2010 devant les élèves de l’École supérieure de mode de l’UQAM, où il est accueilli en rock star. Mais surtout, il saisit dès 2011 toute la portée des réseaux sociaux et le pouvoir évocateur de l’image, multipliant les micropublications quotidiennes sur Twitter et Instagram. « Twitter permet de bâtir un univers personnel, précise-t-il, et, pour ma part, j’aime twitter des photos avant, pendant et après les défilés ou les séances de photos. »
Après son départ d’ELLE Québec et d’ELLE Canada, en 2015, Desro collabore à diverses campagnes de la Maison Simons à titre de styliste et de directeur artistique. En 2019, il habille le chanteur country québécois Matt Lang pour une série de photos de Carl Lessard, dont il assure également la direction artistique. La même année, la chanteuse québécoise Marie Mai fait appel à lui pour le vidéoclip de la chanson The Good Ones, qu’elle interprète en duo avec l’artiste country canadien Tebey. Toujours actif, Desro succombe à des complications cardiaques le 4 avril 2020.
Celui qu’on reconnaissait d’emblée à sa chevelure savamment embroussaillée, à ses lunettes imposantes, à ses poignets déboutonnés et à ses vestes bien coupées laisse un legs hors du commun au monde de la mode québécoise et canadienne.
Son authentique vision d’artiste, son œil infaillible pour la nouveauté, son goût sûr et sa connaissance approfondie des styles et des coupes, alliés à son exigeante éthique du travail, ont engendré des mises en scène saisissantes, tantôt oniriques, tantôt graphiques, qui font aujourd’hui école.
La curiosité, l’immuable passion et le sens critique de ce créateur à la voix douce, mais à l’humour piquant, resteront pour beaucoup un modèle et une inspiration.
Sources
Bulletin de la Faculté des arts, « L’École supérieure de mode reçoit Denis Desro », UQAM | Faculté des arts, 26 janvier 2010, http://bulletin-arts.uqam.ca/archives/2010.01.26/1676/.
Couzinou, Véronique. « Parlons mode avec Denis Desro », ELLE Québec, 8 janvier 2006, https://www.ellequebec.com/mode/tendances/parlons-mode-avec-denis-desro. Lien interne
Denis Desro en entrevue à la Semaine Mode Montréal 2012 : « Denis Desro : rencontrez le rédacteur en chef mode : Elle Québec », districtmode.ca : sous les feux de la passerelle et dans l’arrière-scène, https://vimeo.com/36533296. Lien interne
Djogo, Martina (propos recueillis par). « Flashback sur la mode », ELLE Québec, octobre 2014, p. 116-128.
Gagnon-Paradis, Iris. « Denis Desro n’est plus », La Presse, 7 avril 2020, https://www.lapresse.ca/societe/mode-et-beaute/2020-04-07/denis-desro-n-est-plus. Lien interne
Hubbard, Jaimie. « It’s sew fine: Increased international recognition is becoming the pattern for Canadian designers », National Post, 20 avril 1987, p. 33.
« Merci, Denis », ELLE Québec, avril 2020, p. 92-95.
Monahan, Iona. « Designer means business: Denis Desro is a label that’s worth watching », The Gazette, 23 juin 1986, p. 32.
_____. « Walsh puzzles with blue images », The Gazette, 5 janvier 2, p. 36.
Richer, Anne. « Denis Desro : un début remarquable », La Presse, 9 septembre 1986, p. C3.
_____. « Denis Desro », La Presse, 26 juin 1990, p. C1.
Stratis, Josiane. « Entrevue en exclusivité exclusive avec Denis Desro, le mastermind derrière les robes ELLE Québec x RW&CO. », tonpetitlook.com, https://tonpetitlook.com/2014/11/03/entrevue-en-exclusivite-exclusive-avec-denis-desro-le-mastermind-derriere-les-robes-elle-quebec/. Lien interne
Date de publication
17/01/2023
Rédaction
Carole Schinck, historienne de la mode et du costume et collaboratrice